5.5.13

Peinture. Alex Katz et Felix Vallotton, Lausanne, Musée Cantonal des Beaux-Arts, 22 mars - 9 juin 2013


Si l’actuelle exposition au Musée des Beaux-Arts de Lausanne vous fait souci, n’ayez crainte, cette inquiétude est partagée. Malgré de belles œuvres, l’exposition pèche et révèle plus les problèmes qui minent le musée cantonal vaudois que de profonds liens entre Katz et Vallotton. Où est donc le contenu scientifique qui justifie une exposition d’une telle ampleur (10 salles) ?
Juxtaposer des œuvres parce qu’elles vont bien ensemble ou parce qu’elles se font écho formellement, c’est chouette, mais cela ne constitue pas un fondement pour une exposition de cette proportion – du moins pas dans un musée. L’histoire de l’art, ça n’est pas de la décoration d’intérieur. Dans quelle mesure cette exposition offre-t-elle un réel enrichissement de connaissances sur Katz et sur Vallotton ?

Alex Katz, Sunset 1, 2008, oil on canvas, 274 x 213,5 cm, collection of the artist ©2013, ProLitteris, Zurich
Un Vallotton étant jusqu’à six fois plus petit qu’un Katz, les surprenantes similitudes mises en avant par les commissaires d’exposition ne sont pas si évidentes que ça. Dans le catalogue, où les formats sont naturellement accordés, la comparaison devient plus pertinente – peut-on y voir la preuve d’un décalage entre un concept d’exposition et sa réalité?
Il y a cependant une juxtaposition qui fonctionne à merveille et qui suggère les très bons concepts sous-jacents (un indice peut-être sur l’origine de l’idée de cette expo ?): deux portraits de femmes en rouge, de format similaire, appartenant au MCBA, traduisent la volonté de présenter et de faire dialoguer des oeuvres de la collection du musée (plutôt que d’importer à tout va) et le désir d’aborder la peinture dans sa continuité plutôt que de faire état, une fois de plus, des ruptures du 20ème siècle. Bien qu’excellentes sur le papier, ces intentions ne sont malheureusement pas soutenues par une exposition solide. 


Deux bords de mer de Katz et un Vallotton, Nora Rupp (lecourrier.ch)
L’écart entre concept et réalité se retrouve également dans le petit guide de visite distribué à l’entrée du musée. Il semblerait que les commissaires se soient essayés à une nouveauté: plutôt que de proposer un parcours de salle en salle, le guide est construit en sections thématiques dans lesquelles le visiteur est invité à piocher à sa guise pour pouvoir « envisager différents parcours dans l’exposition ». À nouveau, l’idée sous-jacente est bonne et doit certainement bien fonctionner dans un espace qui n’est PAS Rumine : le musée étant une enfilade de salles, comment le visiteur pourrait-il naviguer en parcours libre ? Nous sommes de toute manière obligés d’avancer dans un ordre précis. Au-delà de ce détail difficilement contournable, comment le visiteur est-il sensé faire à la lecture d’un paragraphe référençant et comparant plusieurs œuvres disposées dans différentes salles ? Courir d’une salle à l’autre ? Se remémorer en salle 8 du titre d’une oeuvre accrochée en salle 3 ? Bref, l’utilisation du guide de visite se révèle irréaliste et souligne une fois de plus le décalage entre théorie et pratique.  


Félix Vallotton, Soir, Côte de Grâce, 1917, oil on canvas, 54 x 65 cm, private collection

Le rythme du programme du MCBA est particulièrement soutenu et assuré par une équipe limitée ; difficile de monter quatre expositions de valeur par année lorsque le budget et le staff sont restreints. Privée d’un espace d’exposition permanente, l’institution est condamnée à présenter des accrochages temporaires en continu. Il faut montrer le plus et le plus souvent possible afin de permettre aux Vaudois et aux autres de jouir de la collection cantonale. Cette attitude traduit les priorités actuelles d’un grand nombre de musées, salles permanentes disponibles ou non : il semble que l’on se soit mis d’accord pour définir l’accessibilité comme étant la mission la plus importante des musées. D’où les pressions qui s’ensuivent : expose ou crève. Est-ce que le but d’un musée est d’exposer coûte que coûte ? Le danger de  cette tendance est d’aboutir à une dissociation de la recherche et de l’exposition : dans cette configuration, déjà à l’œuvre dans certaines institutions, le musée est un lieu de divertissement et d’attraction touristique alors que l’histoire de l’art devient l’exclusivité de la recherche universitaire.  Naturellement, un musée sans visiteurs n’est en aucun cas souhaitable. Mais un musée sans recherche non plus – et contrairement à ce que beaucoup pensent, les deux ne s’excluent pas. 
Le MCBA, qui réclame depuis 1991 un espace approprié pour sa collection, est sur le point de l’obtenir. Dans cet élan qui promet à Lausanne un pôle muséal de niveau international, espérons que les problèmes actuels – que l’on peut encore imputer au Palais de Rumine – se résolvent d’eux-mêmes.

13.3.13

Une poétique du temps VS. Fenêtres


Le problème lorsque l’on voit d’excellentes expositions, c’est qu’il est compliqué d’en écrire la critique. Tout d’abord parce qu’il est nettement plus aisé de pointer du doigt ce qui ne va pas; une lacune est en général plus simple à expliquer qu’une satisfaction presque indéfinissable dans laquelle s’entrechoquent inspiration, émotion, plaisir et intellect. De plus, les compliments sont parfois difficiles à formuler, comme si notre société ne nous avait pas préparé à l’éventualité où quelque chose puisse tout simplement mériter des éloges. 

Gilbert Garcin, Lorsque le vent viendra, 2007, © Gilbert Garcin

Mais surtout, le dilemme, c’est que l’élément ‘inconnu’ d’une belle exposition participe pleinement à sa réussite ; l’effet de découverte, voire de surprise, qu’un visiteur peut ressentir de salle en salle joue un rôle non négligeable dans l’appréciation des œuvres et de l’accrochage. Comment faire, dès lors, pour partager son enthousiasme sans gâcher le plaisir potentiel du lecteur, sans saper le facteur x ? C’est mon problème aujourd’hui en regard des expositions Une poétique du temps au Manoir de la Ville de Martigny (22 février - 31 mars 2013) et Fenêtres à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne (25 janvier - 20 mai 2013). Bien que très différentes dans leur conception, leurs buts et leur statut, ces deux expositions se rejoignent pleinement dans leur subtilité, leur poésie et leur intelligence. Attention, SPOILER ALERT.


Markus Raetz, Tag oder Nacht (Jour ou nuit), 1998 aquatinte et taille directe, 91,6 x 80 cm Graphische Sammlung der ETH, Zürich © 2013, ProLitteris Zurich
L’Hermitage propose ce printemps de voyager dans l’histoire de l’art à travers le motif de la fenêtre. Tour à tour outil de construction de perspective, prétexte au travail de la lumière, instrument de repoussement ou d’inclusion du spectateur, métaphore du tableau, objet esthétique en soi ou code historique à détourner, la fenêtre étonne par ses multiples applications et définitions. Chaque salle nourrit la précédente, offrant une nouvelle perspective, présentant des trésors de créativité déployée à travers cinq siècles, exhibant les différentes fonctions, adaptations, et réinterprétations de ce motif de loin pas banal. Un cabinet bleu de gravures et de dessins, une salle scandinave difficile à quitter, de piquants Magritte et un sous-sol qui n’en finit plus de brillamment développer le thème : un plaisir absolu dès les premières natures mortes jusqu’aux œuvres de Robin Rhode, en passant par des Dürer qui vous feront tourner la tête et … bien d’autres. Mais voilà que j’en ai déjà trop dit.

Paul Klee, Fensterausblick (Nordseeinsel) (Vue d’une fenêtre [Ile de la mer du Nord]), 1923 aquarelle et gouache sur papier monté sur carton, 33 x 22,5 cm, Collection privée, Suisse, Photo Peter Lauri, Berne

Le Manoir, quant à lui, décline le temps à travers des œuvres d’artistes contemporains et des citations d’auteurs. Le temps s’égrène dans le marc de café, dans le zapping quotidien et dans le balancement presque imperceptible d’un hamac. Le temps est suspendu dans l’encadrement d’une porte ou sur des photos et des lettres qui permettent le souvenir, le retour en arrière. Le temps presse, nous rattrape dans une galerie de musée ou sur notre lit de mort; pour conjurer celui-ci, le temps cyclique fait éternellement renaître une amaryllis. Un éventail de techniques et d’approches qui traduisent à la fois l’universalité et la subjectivité du sujet de l'exposition - un choix curatorial sensible et intuitif, qui confirme que la création d'un poste de conservateur au Manoir était le pas qu'il fallait faire pour  réaliser le potentiel de l'institution. 

Eric Philippoz, Rotterdam, 29.06.2012, 2012,, HDV video, colour, sound, © Eric Philippoz
N’étant pas journaliste, je vous épargnerai l’horripilant jeu de mots final réunissant fenêtre et temps dans la même phrase – un truc avec tic-tac et courant d’air ou quelque chose du genre. Mais vous saisissez l'idée générale: les deux expositions sont splendides et ne manqueront pas, malgré cette chronique, de vous étonner. 

21.11.12

Welcome to Paradise. L’Ecole de Savièse : une colonie d’artistes au cœur des Alpes vers 1900, Sion, Centre d'Expositions de l'Ancien Pénitencier, 23 juin 2012 au 6 janvier 2013

Fascinés par la beauté esthétisante des œuvres des peintres de l’Ecole de Savièse, nous les avons érigés ambassadeurs du Valais, ignorant le parti pris de leur représentation. Nostalgiques d’une époque que nous n’avons jamais connue, nous décidons de voir dans les tableaux d’Ernest Biéler, d’Edouard Vallet, d’Edmond Bille et de Marguerite Burnat-Provins (entre autres) l’image du Valais tel qu’il était au bon vieux temps. Ah les costumes des femmes, les chèvres et la peau tannée des paysans de montagne – c’était quand même mieux avant. Maintenant les jeunes filles s’habillent comme des prostituées et Weber nous empêche de gagner notre pain. Regarde voir aller, tout part à vau-l’eau, dit-on au café de la Place – et tout ça à cause du socialisme, de l’immigration, du féminisme et de l’écologie. Ah oui, c’était mieux avant, comme dans les œuvres de Biéler, ça c’était le vrai Valais – sers-nous un ballon Maurice.
 

Ernest Biéler (1863-1948), Le vieux Duc de Savièse, cloutier à Granois, 1909, dans son cadre d'origine, aquarelle, gouache et crayon sur papier, 48 x 57 cm, Château Mercier, Sierre. Propriété du Musée d'art du Valais, don de la Fondation de famille Jean-Jacques Mercier-de Molin en 1991.  © Musées cantonaux du Valais, Sion; H. Preisig

Au risque d’en faire déchanter plus d’un, le Musée d’art du Valais a décidé de lancer un pavé dans la mare et de revisiter l’envers du décor. Welcome to Paradise ; L’Ecole de Savièse, une colonie d’artistes au cœur des Alpes vers 1900 propose une approche révisionniste à travers une analyse particulièrement intéressante de la fabrication et de la longévité de l’iconographie valaisanne conçue par les peintres de l’Ecole de Savièse. Aujourd’hui encore, l’identité visuelle du canton est grandement fondée sur leur travail qui, lorsque replacé dans son contexte, s’avère loin d’être objectif. Une manière non pas de dévaluer leur œuvre mais au contraire d’en affiner la compréhension en se débarrassant d’un regard considéré comme acquis. Une remise en question stimulante dans un canton que l’on a tendance à envisager comme peu enclin à proposer des regards neufs – ou serait-ce là également une idée reçue ? Ces déstabilisantes questions de ‘cliché versus réalité’ vous poursuivront bien au-delà des couloirs de l’Ancien Pénitencier.

Bref, une exposition dans laquelle on peut mordre à pleines dents et sentir de la matière. Enfin, à moins que l’on se ‘contente’ de flâner de cellule en cellule. En effet, alors que la nouvelle approche est au cœur de l’exposition, il est paradoxalement facile de passer à côté – il suffit de lire le livre d’or pour s’en rendre compte. Il est dommage de voir que Welcome to Paradise puisse être aussi aisément assimilée à n’importe quelle autre exposition des peintres de l’Ecole de Savièse, et par-là même, ironie du sort, marquer un superbe auto goal en renforçant ce qu’elle essaie de déconstruire. A travers cet exemple se posent plusieurs questions fondamentales : comment sensibiliser le visiteur à la recherche de fond qui sous-tend une exposition? Est-ce que c'est grave si elle ou il ne saisit pas le pourquoi de l'expo? 

 
Marguerite Burnat-Provins (1872-1952), Jeune fille de Savièse, 1900, crayon, fusain, pastel, aquarelle et gouache sur papier de couleur, 37 x 54.5 cm, Musée d'art du Valais, Sion. © Musées cantonaux du Valais, Sion; M.Martinez 

Pour partager son nouveau regard, le Musée d’art du Valais a choisi de s’appuyer sur des textes de présentation par étage, avec une introduction sur panneau mural et un feuillet explicatif à emporter – ces informations accessibles permettent, en effet, de comprendre l’argument de l’exposition. Malheureusement, partir du principe que les visiteurs les lisent est très optimiste – voire utopique, surtout au vu de leur longueur.

L’autre moyen utilisé pour souligner la démarche de l’exposition est l’accrochage de deux œuvres contemporaines, une sculpture de Valentin Carron et un projet photographique de Yann Gross. Leur intégration offre un judicieux décalage qui au mieux pique la curiosité des visiteurs, au pire n'est carrément pas vu (dans le cas de Valentin Carron), mais qui n'est généralement pas compris, tout simplement.
 

Yann Gross (*1981), Lady Harley, Martigny, photographie extraite du projet Horizonville, 2005-2008, propriété de l'artiste. © Yann Gross

Vu le propos anticonformiste de l’exposition, on aurait pu imaginer un accrochage plus innovant, par exemple en dispersant les photographies de Yann Gross dans les cellules parmi les oeuvres de l'Ecole de Savièse plutôt qu’en les réunissant bien sagement entre elles au troisième étage. Aux tableaux de femmes idéalisées en mère et fée du logis auraient pu être juxtaposées les revendications de la Fédération Suisse des Ouvrières qui réclame le droit de vote dès 1893. Les conditions de vie pénibles des paysans au début du 20e siècle auraient pu être présentées à l’aide d’images d’archives et répondre à l’idéalisation de la vie rurale par l’Ecole de Savièse. Aux beaux paysages de moyenne montagne auraient pu faire contraste des photographies du développement industriel de la plaine.
En clair, une démonstration visuelle du propos de l’exposition aurait mérité d’être développée afin que toutes et tous puissent être frappés par la fraîcheur et la pertinence du travail fourni par le Musée d'art. Welcome to Paradise en aurait certes été plus exigeant, forçant les visiteurs à sortir de leur zone de confort et les empêchant de faire la visite plan-plan c'était-tellement-beau-avant, provoquant probablement des mécontents. Mais quitte à déconstruire un mythe, autant y aller franchement, non?